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La possibilité d'une île (12/11/17)

La possibilité d'une île

L’avenir des villes n’est peut-être plus sur terre mais sur les océans. Des projets existent pour construire des villes flottantes qui pourraient devenir des nations indépendantes.

L’histoire des idées politiques est traversée par une quête permanente. Celle de la construction de la Cité idéale. C’est sans doute à la Renaissance que ce rêve de cette cité trouve son expression la plus claire. Portés par l’explosion intellectuelle et les grandes découvertes, Machiavel en France, Erasme en Hollande, Pic de la Mirandole en Italie ou encore Thomas More en Angleterre, dépeignent à leurs manières leurs modèles de sociétés. C’est ainsi en 1516 que Thomas More achève son ouvrage Utopia. Si le philosophe anglais ne pouvait s’imaginer que le néologisme qu’il inventa - Utopie signifiant « lieu inexistant » - resterait toujours d’actualité pour illustrer la pensée de ceux qui rêvent d’un monde meilleur, Utopia c’est d’abord la description des rêves politiques de la Renaissance tout en essayant de décrire l’organisation d’une ville sublimée en tant que nouveau paradis terrestre. En l’espèce, le philosophe se fait urbaniste quand il va jusqu’à préciser qu’Utopia regroupera un maximum de 100 000 habitants répartis dans 54 petites villes semblables, elles-mêmes structurées en groupes de familles. Si Utopia permit à Thomas More de décrire les bases d’un système politique nouveau allant jusqu’à imaginer l’organisation de cette Cité, cinq siècles plus tard, portées par des préoccupations à la fois environnementales et politiques, ces idées d’îles artificielles refont surface. Partant du constat que l’explosion démographique urbaine n’est pas prête d’être stoppée, qu’il n’existe plus aucune terre émergée à conquérir et que les phénomènes de catastrophes naturelles vont s’accentuer ayant pour conséquence de faire augmenter le nombre de réfugiés climatiques, les tenants de ces nouveaux « paradis » terrestres parient sur la création de villes et de nations flottantes.

Paradis artificiels

La première de ces îles artificielles pourrait d’ailleurs bien être française. C’est en janvier dernier que le gouvernement de la Polynésie française a conclu un accord pour construire une de ces futures villes flottantes au large de Papeete. Financée par le Seasteadsing Institute, fondation privée créée par Patri Friedman, petit-fils du prix Nobel d’économie Milton Friedman, et Peter Thiel, entrepreneur de la Silicon Valley, cette fondation s’est donnée pour objet de créer des îles artificielles pour y expérimenter des projets d’organisations politiques et économiques avant-gardistes. Si le projet polynésien n’en est pour l’heure qu’à la phase des premières études, cette future ville flottante qui pourrait voir le jour d’ici à 2020, serait composée de plateformes modulaires d’environ 25 mètres de larges sur lesquelles seront érigées toutes les composantes d’une ville : logements, lieux de travail, équipements culturels et sportifs… Les projets présentés n’oublient pas d’insister sur leurs exemplarités, tant en matière de gestion des déchets, d’autosuffisance alimentaire que d’hyper-connectivité. Censées être modulables en fonction des besoins de leurs habitants, les unités de ces futures villes flottantes devant s’assembler comme autant de briques de Lego géants concrétisant ainsi la notion de « ville modulable et flexible » que chaque nouvelle smart city qui voit le jour met en avant.

Water World

Mais le côté futuristes de ces projets ne repose pas seulement sur les prouesses techniques que de telles constructions vont demander. Derrière ce vernis humaniste pointe une idéologie politique qui entend se démarquer de toutes formes d’étatisme et de régulations. Contestant tout ce qui peut entraver la liberté individuelle, ces thuriféraires de ces cités futuristes s’inspirent du courant libertarien en tant que philosophie politique pour laquelle une société juste est une société dont les institutions respectent et protègent la liberté de chaque individu, au besoin en remettant en cause les fondements des systèmes politiques établis. Pour ces pourfendeurs de toutes formes d’intervention étatique, il s’agit avant tout de faire la preuve que ces futures villes, «libérées des politiciens et des pesanteurs des Etats » fonctionneront beaucoup mieux que les villes et institutions politiques actuelles qui elles, n’ont guère évolué depuis des siècles. Au fond, et en voulant ressusciter la grandeur et la prospérité des anciennes Cités-Etats européennes - Venise, Gênes, les villes de la Hanse… - ces « aquapreneurs » milliardaires de la Silicon Valley, font un constat simple : pourquoi vouloir coloniser la planète Mars alors qu’il reste encore à conquérir une surface deux fois supérieure à celle des terres et que 45% de ces surfaces aquatiques n’appartiennent à aucune nation ? C’est donc vers ce nouveau « Far West océanique» qu’ils se tournent pour le conquérir et y installer leurs nations flottantes qu’ils veulent souveraines et indépendantes et reconnues comme telles par les Nations Unies.

La mer, lieu de toutes les richesses, de toutes les promesses. La mer, que l’humanité a commencé à détruire et qui détruira l’humanité. Tel est l’enjeu majeur de notre temps. C’est pour contrer cette sombre prophétie tous en se construisant un autre avenir que de tels projets de villes flottantes voient le jour. Si tous portent en eux une douce promesse de vie meilleure, nul doute que de la théorie à la pratique il faudra encore du temps et beaucoup d’argent pour concrétiser ces rêves. De l’Utopia de Thomas More à Seastead, ville flottante dans les eaux turquoises de la Polynésie, les dernières lignes du livre du philosophe anglais n’ont pas pris une ride : « Je reconnais volontiers qu’il y a dans la république utopienne bien des choses que je souhaiterais voir dans nos cités. Je le souhaite, plutôt que je l’espère. »